L’homme, le cœur de la marque
La marque est faite pour l’homme et non l’homme pour la marque
L’urgence est de renouer le cordon ombilical entre l’homme, le produit/service et la marque, faire-savoir du savoir-faire de l’homme
Le faire-savoir a pris le pas sur le savoir-faire. L’heure est au rééquilibrage
L’empreinte de l’homme
« Le temps du monde fini commence », prévenait Paul Valéry. Nous étions en 1931, le poète portait alors ses Regards sur le monde actuel.[1] Visionnaire mais sans un grand nombre de fidèles, il conseillait la vigilance quant à la sauvegarde des ressources, épuisables au regard de la consommation, déjà excessive, de l’humanité. Il en allait de son bien-être – celui de l’humanité – et de celui de ses enfants. En 1939, se faisant l’écho des prédictions pessimistes de Paul Valéry, Antoine de Saint-Exupéry alertait, dans Terre des hommes : « Etre homme, c’est précisément être responsable. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde. ». Ou à le détruire ! Au cœur, donc, l’empreinte de l’homme sur le monde de demain.
Vint le temps des Trente glorieuses, celui d’un nouveau monde aux antipodes de l’apocalypse annoncé par Paul Valéry. Demain serait meilleur qu’aujourd’hui. Perspectives idylliques un court moment assombries, en 1972, par le rapport Meadows, Halte à la croissance, commandité par le Club de Rome à une équipe de scientifiques du Massachusetts Institute of Technology. Car la vraie sonnette d’alarme sera tirée en 1987, par le rapport Brundtland, intitulé Notre avenir à tous. Le développement durable y est défini comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Il sera suivi, cinq ans plus tard, par la tenue, en 1992, du premier Sommet de la Terre. Depuis, certains revendiquent de « consommer moins » quand d’autres préconisent de « consommer mieux ». La prise de conscience de la domination des hommes sur la planète implique celle de leur responsabilité dans la préservation d’un monde vivable, voire meilleur[2]. Au cœur, de nouveau, l’empreinte de l’homme sur le monde de demain.
Dans ce contexte, la marque, symbole et quintessence de la société de consommation, se trouve au banc des accusés. Le procès n’est pas nouveau. Un an avant mai 1968, Guy Debord, philosophe et sociologue, dénonce les dérives de la société marchande[3]. Avec Marcuse, l’Ecole de Francfort condamne le marketing, responsable de l’aliénation (« devenir autre ») des consommateurs, à qui l’on impose des désirs qui ne sont pas les leurs. De là à accuser les marques d’asservissement, d’abrutissement et d’avilissement…. Certains vont même jusqu’à assimiler l’univers des marques à celui d’une « dictature » voire d’une « tyrannie ». On dénonce leur omniprésence et leur pouvoir manipulatoire sur les foules parfois « sentimentales »[4] . Des universitaires, consultants, journalistes s’interrogent[5].
La marque, chronique d’une mort annoncée ? Sondage, études, se multiplient qui entendent démontrer, chiffres à l’appui, la désaffection progressive des consommateurs vis-à-vis des marques qui peut, parfois, prendre la forme d’un boycott. Le rappel de millions de voitures par General Motors ou par Honda, le mensonge de Volkswagen concernant l’empreinte CO2 de quelque 11 millions de voitures, le drame du Rana Plaza (marques de vêtement et groupes de distribution impliqués), la crise de la viande de cheval (Findus, Spanghero..), le discours publicitaire mensonger, l’écosystème menacé (Total, BP)… Cet inventaire à la Prévert atteste que la réputation de la marque concerne aussi bien les produits, les process de fabrication, le discours publicitaire, les hommes… Ces crises participent du délitement de la confiance. Désillusion, désenchantement, désabusement… Les marquophiles ne seraient plus qu’une minorité face aux marquophobes-publiphobes[6]. Au cœur, toujours, l’empreinte de l’homme sur le monde de demain.
Pour autant, d’autres enquêtes (Interbrand, Kantar, Toluna, KR Media…) mesurent régulièrement la préférence de ces mêmes consommateurs pour leurs marques. Elles analysent leur puissance financière qui dépasse, pour quelques-unes d’entre elles, le budget de certains Etats. On aimerait donc moins les marques, de manière générale, mais on aimerait toujours ses marques surtout pour leur valeur fonctionnelle. Et la fidélité, pour certaines, serait, en vertu de valeurs émotionnelles, transgénérationnelle.[7] Au reste, la longévité des marques – certaines tri, voire quadricentenaire – témoigne, ici encore, de l’empreinte de l’homme sur le monde.
Corollaire de la supposée moindre puissance des marques, le consommateur aurait, dit-on, pris le pouvoir. Lequel ? Jadis, docile récepteur, il est devenu émetteur comme l’atteste le pouvoir réel de contestation qu’il exerce à travers les blogs, Facebook, YouTube, Twitter… Son pouvoir de transmission demeure quand il exerce son pouvoir de recommandation auprès des siens. Quant au pouvoir de co-création, on peut s’interroger. S’il suffit de créer le nouveau parfum d’un yaourt, ou améliorer, par l’open-innovation[8], l’usage d’un produit, soit. En revanche, s’il s’agit d’inventer le produit de rupture, celui qui crée un nouvel usage, un nouveau marché, jamais les consommateurs ne seront, dans leur globalité, des inventeurs comme le montre l’histoire de la création des marques depuis le début du XIXème siècle.[9] Au reste, Henri Ford n’avait-il pas pronostiqué que s’il avait interrogé les gens sur leur mode de transport souhaité, tous auraient demandé des charrettes mues par davantage de chevaux, quand il imaginait la Ford T !
Le capital humain, un impératif catégorique
Un nouvel horizon s’ouvre aux collaborateurs de l’entreprise, considérés comme acteurs d’un destin qui les révèle, les porte à se dépasser. Eux aussi écrivent l’histoire de l’entreprise et participent de son implication dans l’histoire générale. « Les ressources de l’homme sont infinies quand il se sent motivé », assurait Antoine Riboud, président de BSN, dans son discours prononcé en 1972 à Marseille, devant un CNPF alors tétanisé. De fait, les collaborateurs heureux font des collaborateurs plus performants et des entreprises gagnantes.
Selon Klaus Schwab, fondateur et président exécutif du Forum économique mondial (WEF) : « Le talent, et non le capital, sera le facteur clé reliant l’innovation, la compétitivité et la croissance du 21 ème siècle, et nous devons mieux comprendre la chaîne mondiale de la valeur du talent. » L’édition 2014 du The Global Innovation Index [10] abonde dans le même sens et met en lumière le rôle du capital humain dans les processus d’innovation, sans lesquels l’histoire de demain cesse d’être écrite.
Francis Mer plaide pour « une nouvelle entreprise dont le capital humain est le premier atout et non pas une masse salariale anonyme », car « sans son capital humain, une entreprise n’est rien. » La nouvelle entreprise « est capable de performances économiques et financières insoupçonnées car chacun y travaille « pour son compte » et donc sans compter ni son temps ni son plaisir puisque l’entreprise c’est aussi la sienne, c’est d’abord la sienne ». Il pronostique que « cette refonte de l’entreprise sera facilitée par la modification du droit des sociétés afin de supprimer les excès actuels de la logique actionnariale ».[11]
Les mentalités changent comme le laissent supposer manifestations, enquêtes, consacrées aux relations salariés-entreprise : « J’aime ma boite » événement organisé tous les ans par Sophie de Menthon (Ethic), le classement annuel Best place to work, l’Université du bonheur au travail, le Trophée du capital humain (enquête réalisée par Obea pour le cabinet de conseil en recrutement Michael Page), l’enquête Happy at work réalisée par meilleursentreprise.com. Quelles sont alors les incidences sur la marque ?
La marque ? De quoi parle-t-on ?
Le concept de marque s’est construit par sédimentation. La marque, telle qu’on l’entend aujourd’hui, marque de fabricant ou marque commerciale, est apparue à la fin du xviiie siècle principalement dans l’univers alimentaire quand le produit (chocolat, moutarde, spiritueux, biscuit…) jusqu’alors vendu en vrac, le fut emballé avec le nom du créateur. La première définition qu’on lui donna fut juridique (trademark), car l’enjeu était alors de protéger les créateurs des contrefaçons. La marque est donc un outil du droit, ainsi définie (article L711.1 du code de propriété intellectuelle) comme « un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale ». Deuxième couche de la sédimentation avec la naissance du marketing aux États-Unis, à l’orée du xxe siècle : la marque (brand) devient « une différence sur un marché », « un repère mental qui permet de choisir ». Troisième âge : celui de la finance. Sur fond de création de grands groupes, à partir des années 1970-1980, la marque est un actif que l’on achète, que l’on vend. On la définit alors comme « un actif incorporel, immatériel de l’entreprise, qui génère des revenus pour aujourd’hui et les sécurise dans le futur » (Interbrand).
De la brand equity à l’human equity : human centric
What else ? Immatérialiser n’est pas incarner ni immortaliser. Oui, ces définitions ont leur pertinence. Pour autant, elles ne décrivent que la partie visible de l’iceberg. Car, ici, l’approche de la marque est centripète – tout et n’importe quoi devient marque au risque de dévaloriser le mot –, alors qu’il lui faut une définition centrifuge, centrée sur l’Homme. Oui, la marque, c’est bien du juridique, du marketing et de la finance, mais c’est bien plus. C’est l’empreinte physique et mentale – le défi – de l’homme, la construction et la valorisation, jour après jour, année après année, siècle après siècle, de son savoir-faire, pluriel, qui s’illustre dans du capital matériel et immatériel ; de la recherche-développement (amont) à la conquête des clients (aval). La marque est le faire-savoir du savoir-faire de l’homme. L’heure ne serait-elle pas à la ré-humanisation de la marque, c’est-à-dire de remettre l’homme au cœur de la création de la marque ? La marque est un défi lancé par l’homme au monde, avec pour dessein de le changer en améliorant le bien-être de tous, et pour destin de contribuer à prolonger l’histoire du monde en lui donnant du sens.
« La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire », annonçait Gaston Bachelard[12]. Peut-on suggérer que la valeur d’une marque se mesure enfin à l’étendue de son auréole humaine ? Au cœur, de nouveau, l’empreinte de l’homme sur le monde de demain.
L’homme le cœur de la marque et non au cœur de la marque
- Le cœur, organe central, source et créateur d’énergie
- Le cœur, organe vital sans lequel il n’est de vie possible
- Le cœur, passion sans laquelle il n’est de créativité possible
- Replacer l’homme, le cœur de la marque, c’est, par sa création, ses œuvres, le rendre responsable de son empreinte sur le monde. C’est témoigner, pour la marque, d’une considération fondée sur le travail de l’homme, son implication. C’est aussi placer le consommateur en position de respect du produit, fruit du travail de l’homme. En faire un consommateur conscient du véritable contenu « humain » de la marque, donc un consommateur responsable. C’en serait fini du gaspillage et de l’obsolescence des produits !
- Replacer l’homme le cœur de la marque, c’est en finir avec l’absurde « humanisation » de la marque par anthropomorphisme qui conduit à son idéalisation, sa totémisation quand l’homme est ignoré, voire marginalisé même si certaines entreprises commencent à mettre en valeur leurs collaborateurs [13]. C’est recréer le cordon ombilical rompu entre l’homme, le produit/service et la marque
- Replacer l’homme le cœur de la marque, c’est passer du contrat salarial de subordination à celui de collaboration.
- Replacer l’homme le cœur de la marque, c’est aller au-delà pour l’englober, du concept de « marque employeur » déposé en 1998 par Didier Pitelet et ainsi défini : « la mise en cohérence de toutes les expressions employeur de l’entreprise, internes et externes, et ce, au nom de la performance de cette dernière». La marque est faite pour et par l’homme et non l’homme pour la marque. Ce n’est pas la marque qui porte l’homme, c’est l’homme qui porte la marque.
- Replacer l’homme le cœur de la marque, c’est mettre fin au système taylorien imposé par le modèle fordiste, bureaucratique, qui déshumanise l’entreprise et déresponsabilise l’homme.[14] C’est repenser l’entreprise de demain.
L’empreinte, la signature, le sceau de l’homme dans l’entreprise, par son œuvre, la marque
- Donner du sens à son métier par la quête de l’excellence : la mission.
- Revaloriser le travail (du latin trepallium, ou instrument de torture), créateur d’identité et de lien social : du bonheur au travail au bonheur par le travail : la reconnaissance, l’attention, la considération.
- Révéler et légitimer sa vocation par l’envie de progresser : la conviction, l’ambition.
- Apporter sa pierre à l’édifice. Une plus grande implication de l’homme dans l’entreprise par une reconnaissance de sa vocation et par le sens qu’il donne à ses actes: l’adhésion.
- Avoir une vision de ce que l’on fait, se savoir utile, le bien-être par le travail : la fierté.
- Trouver des sources de motivation autrement que par le seul salaire ou le plan de carrière, libérer des forces vives dans l’entreprise : l’épanouissement, l’enthousiasme.
- Libérer sa créativité ou passer de la maximisation des profits et de la valeur actionnariale à la maximisation des talents et des compétences par l’intelligence collective : la satisfaction, le dépassement de soi.
- Etre reconnu en tant que maillon indispensable d’une longue chaîne d’union, d’hier à demain, et non en tant que simple rouage d’un système fordiste aliénant : le respect, la valorisation.
- Pouvoir se projeter, par l’initiative, dans l’avenir. Les collaborateurs peuvent imaginer des innovations industrielles, commerciales, marketing, environnementales[15]: l’engagement.
- Incarner le talent à travers 9 savoirs(être-vivre-faire-offrir-influencer/innover-dire-incarner-dialoguer-contribuer) : l’expertise.
- S’impliquer dans la réussite : la fidélité.
- Œuvrer à la pérennité de l’entreprise par son implication : la responsabilité.
- Nourrir la culture d’entreprise : la singularité.
Autant d’impératifs catégoriques dans un monde anxiogène
[1] Librairie Stock, 1931.
[2] L’ère de l’anthropocène.
[3] La Société du spectacle, Editions Buchet/Chastel, 1967.
[4] Alain Souchon et ses deux chansons : « Foules sentimentales » (1993) et « Putain ça penche, On voit le vide à travers les planches » (2005).
[5] Georges Chetochine et La déroute des marques, comment l’arrêter ? (Eyrolles, 1995), Georges Lewi avec Sale temps pour les marques (Albin Michel, 1996), Naomi Klein et son célèbre No Logo la tyrannie des marques (Actes Sud, 2000) ou plus récemment Tout peut changer (Actes Sud, 2015)…Sibylle Vincendon et Comment le marketing nous manipule (Fayard, 2015), Florence Touzé, Marketing, les illusions perdues (Editions La Mer Salée, 2015).
[6] Depuis 2004, l’agence Australie réalise avec TNS Sofrès une étude annuelle, Publicité et société, qui analyse la relation des Français aux marques et à la publicité. Depuis 2014, l’analyse est européenne.
[7] Non, les marques ne sont pas mortes comme l’atteste le nombre de dépôts à l’INPI non seulement dans l’univers de l’économie traditionnelle que dans celui de l’immatériel (86 000 en 2013/65 000 en 2001). En 2013, le nombre de demandes d’enregistrement de marques dans le monde s’est élevé à près de cinq millions sous l’impulsion, il est vrai, de la forte demande enregistrée en Chine.
[8] Openoxylane (Decathlon), Ideas4Unilever, Mystarbucksidea.com.
[9] Le dictionnaire des marques (JVDS, 1997), Marques de toujours (Larousse/Trademark Ride, 2004), Histoire des marques, (Eyrolles/Trademark ride, 2000, 2003, 2006), Les marques de luxe françaises, (Eyrolles/Trademark ride, 2008), A vos marques (Eyrolles/Trademark Ride, 2013).
[10] Publié tous les ans depuis 2007 par l’Université de Cornell (Ithaca, New York), l’INSEAD et l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.
[11] Nouvelle entreprise et valeur humaine, Francis Mer, Fondation pour l’innovation politique, 2015.
[12] Gaston Bachelard, L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Librairie José Corti, 1943, p. 5.
[13] Les publicités tv, presse, film sur site (Michel, opérateur chez Danone depuis 1973, Youtube).
[14] La comédie humaine au travail, Danielle Linhart, éditions Eres, 2015.
[15] Le concours des Agitateurs de Beauté de L’Oréal